Ne te méprends pas, Nathanaël, au titre brutal qu’il m’a plu de donner à ce livre ; j’eusse pu l’appeler Ménalque, mais Ménalque n’a jamais, non plus que toi-même, existé. Le seul nom d’homme est le mien propre, dont ce livre eût pu se couvrir ; mais alors comment eussé-je osé le signer ?
Je m’y suis mis sans apprêts, sans pudeur ; et si parfois j’y parle de pays que je n’ai point vus, de parfums que je n’ai point sentis, d’actions que je n’ai point commises – ou de toi, mon Nathanaël, que je n’ai pas encore rencontré –, ce n’est point par hypocrisie, et ces choses ne sont pas plus des mensonges que ce nom, Nathanaël qui me liras, que je te donne, ignorant le tien à venir.
Et quand tu m’auras lu, jette ce livre – et sors. Je voudrais qu’il t’eût donné le désir de sortir – sortir de n’importe où, de ta ville, de ta famille, de ta chambre, de ta pensée. N’emporte pas mon livre avec toi. Si j’étais Ménalque, pour te conduire j’aurais pris ta main droite, mais ta main gauche l’eût ignoré, et cette main serrée, au plus tôt je l’eusse lâchée, dès qu’on eût été loin des villes, et que je t’eusse dit : oublie-moi.
Que mon livre t’enseigne à t’intéresser plus à toi qu’à lui-même, – puis à tout le reste plus qu’à toi.
André Gide, Les Nourritures terrestres