Promenade au bord de la mer
Le narrateur se promène au bord de la mer sur le chemin dit des Creuniers en compagnie d’Andrée. Cette jeune femme est la camarade d’Albertine, qui intéresse particulièrement le narrateur. Quelques lignes avant le début de l’extrait, celui-ci vient de s’arrêter pour contempler une aubépine qui lui rappelle son enfance.
Autour de moi flottait une atmosphère d’anciens mois de Marie, d’après-midi du dimanche, de croyances, d’erreurs oubliées. J’aurais voulu la saisir. Je m’arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l’arbuste.
Je rejoignis Andrée, recommençai à lui faire des éloges d’Albertine. Il me semblait impossible qu’elle ne les lui répétât pas étant donnée l’insistance que j’y mis. Et pourtant je n’ai jamais appris qu’Albertine les eût sus. Andrée avait pourtant bien plus qu’elle l’intelligence des choses du cœur. Je l’ai vue, jour par jour, pour faire profiter une amie de son luxe, prendre, sans y avoir aucun intérêt, plus de peine qu’un courtisan qui veut capter la faveur d’un souverain. Elle était charmante de douceur, de mots tristes et délicieux, quand on plaignait devant elle la pauvreté d’Albertine, et se donnait mille fois plus de peine pour elle qu’elle n’eût fait pour une amie riche. Nous étions sortis du petit bois et avions suivi un lacis de chemins assez peu fréquentés où Andrée se retrouvait fort bien. « Tenez, me dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a peints. » Mais j’étais encore trop triste d’être tombé pendant le jeu du furet, d’un tel faîte d’espérances. Aussi ne fut-ce pas avec le plaisir que j’aurais sans doute éprouvé que je pus distinguer tout d’un coup à mes pieds, tapies entre les roches où elles se protégeaient contre la chaleur, les déesses marines qu’Elstir avait guettées, sous un sombre glacis aussi beau qu’eût été celui d’un Léonard, les merveilleuses ombres abritées et furtives, agiles et silencieuses, prêtes au premier remous de lumière à se glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou, et promptes, la menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de l’algue, sous le soleil émietteur des falaises et de l’océan décoloré dont elles semblent veiller l’assoupissement, gardiennes immobiles et légères, laissant paraître à fleur d’eau leur corps gluant et le regard attentif de leurs yeux foncés.
Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs