Une conquête qui doit se mériter
Le narrateur expose les raisons qui poussent madame de Nucingen à mettre à l’épreuve l’amour que lui porte Eugène de Rastignac.
Peut-être avait-elle aperçu dans les manières d’Eugène, que son rapide succès avait rendu fat, une sorte de mésestime causée par les bizarreries de leur situation. Elle désirait sans doute paraître imposante à un homme de cet âge, et se trouver grande devant lui après avoir été si longtemps petite devant celui par qui elle était abandonnée. Elle ne voulait pas qu’Eugène la crût une facile conquête, précisément parce qu’il savait qu’elle avait appartenu à de Marsay. Enfin, après avoir subi le dégradant plaisir d’un véritable monstre, un libertin jeune, elle éprouvait tant de douceur à se promener dans les régions fleuries de l’amour, que c’était sans doute un charme pour elle d’en admirer tous les aspects, d’en écouter longtemps les frémissements, et de se laisser longtemps caresser par de chastes brises. Le véritable amour payait pour le mauvais. Ce contresens sera malheureusement fréquent tant que les hommes ne sauront pas combien de fleurs fauchent dans l’âme d’une jeune femme les premiers coups de la tromperie. Quelles que fussent ses raisons, Delphine se jouait de Rastignac, et se plaisait à se jouer de lui, sans doute parce qu’elle se savait aimée et sûre de faire cesser les chagrins de son amant, suivant son royal bon plaisir de femme. Par respect de lui-même, Eugène ne voulait pas que son premier combat se terminât par une défaite, et persistait dans sa poursuite, comme un chasseur qui veut absolument tuer une perdrix à sa première fête de Saint-Hubert. Ses anxiétés, son amour-propre offensé, ses désespoirs, faux ou véritables, l’attachaient de plus en plus à cette femme. Tout Paris lui donnait madame de Nucingen, auprès de laquelle il n’était pas plus avancé que le premier jour où il l’avait vue. Ignorant encore que la coquetterie d’une femme offre quelquefois plus de bénéfices que son amour ne donne de plaisir, il tombait dans de sottes rages. Si la saison pendant laquelle une femme se dispute à l’amour offrait à Rastignac le butin de ses primeurs, elles lui devenaient aussi coûteuses qu’elles étaient vertes, aigrelettes et délicieuses à savourer. Parfois, en se voyant sans un sou, sans avenir, il pensait, malgré la voix de sa conscience, aux chances de fortune dont Vautrin lui avait démontré la possibilité dans un mariage avec mademoiselle Taillefer. Or il se trouvait alors dans un moment où sa misère parlait si haut, qu’il céda presque involontairement aux artifices du terrible sphinx par les regards duquel il était souvent fasciné.
Balzac, Le Père Goriot