La Dictée 2023

Les bruits de la ville

Proust, La Prisonnière (GF p. 232-233)

  

En l’absence d’Albertine, sa compagne, le narrateur s’absorbe dans la contemplation du monde extérieur. Par la fenêtre ouverte de son domicile, il écoute les bruits variés qui montent de la rue et se mêlent à ceux de son appartement, composant ainsi une étrange symphonie.

 

Je l’avais même laissée alors (ce que je n’aurais plus fait) s’absenter pendant trois jours seule avec le chauffeur et aller jusqu’auprès de Balbec tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis à grande vitesse. Trois jours où j’avais été bien tranquille, bien que la pluie de cartes qu’elle m’avait envoyée ne me fût parvenue, à cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes (bonnes l’été mais sans doute désorganisées l’hiver), que huit jours après le retour d’Albertine et du chauffeur, si vaillants que le matin même de leur retour ils reprirent, comme si de rien n’était, leur promenade quotidienne. Mais depuis l’incident de Versailles j’avais changé. J’étais ravi qu’Albertine allât aujourd’hui au Trocadéro à cette matinée « extraordinaire » mais surtout rassuré qu’elle y eût une compagne, Andrée.

Laissant ces pensées maintenant qu’Albertine était sortie, j’allai me mettre un instant à la fenêtre. Il y eut d’abord un silence où le sifflet du marchand de tripes et la corne du tramway firent résonner l’air à des octaves différentes, comme un accordeur de piano aveugle. Puis peu à peu devinrent distincts les motifs entrecroisés auxquels de nouveaux s’ajoutaient. […] Echappés des grands hôtels, les chasseurs ailés, aux teintes changeantes, filaient vers les gares au ras de leur bicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Le ronflement d’un violon était dû parfois au passage d’une automobile, parfois à ce que je n’avais pas mis assez d’eau dans ma bouilloire électrique. Au milieu de la symphonie détonait un « air » démodé : remplaçant la vendeuse de bonbons, qui accompagnait d’habitude son air avec une crécelle, le marchand de jouets au mirliton duquel était attaché un pantin qu’il faisait mouvoir en tous sens, promenait d’autres pantins et sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan attardé de la pure mélodie : « Allons les papas, allons les mamans, contentez vos petits enfants, c’est moi qui les fais, c’est moi qui les vends, et c’est moi qui boulotte l’argent. […] » Des petits Italiens, coiffés avec un béret, n’essayaient pas de lutter avec cet aria vivace, et c’est sans rien dire qu’ils offraient de petites statuettes. Cependant qu’un petit fifre réduisait le marchand de jouets à s’éloigner et à chanter plus confusément, quoique presto : « Allons les papas, allons les mamans. »